L’idée de religion chez les Grecs

Je vous invite à une excursion dans l’espace et dans le temps. Les Sages de la Grèce du VIe s. av. J.C., Thalès en tête, cherchaient un principe affranchi des Zeus, Poséidon et du reste, un principe qui réponde de la multiplicité qui s’y relie. La substance-mère qui vient à l'esprit de Thalès, c’est l’eau, principe de base unique de tous les phénomènes de la nature. L’eau est fondatrice, organisatrice, unificatrice. Pour l’anecdote : on raconte que Thalès serait mort en tombant au fonds d'un puits, où bien sûr il ne manqua pas d'eau! D’autres ont prétendu qu’il serait mort de soif!

À l'instar de Thalès chacun des philosophes fait alors son choix de la substance primordiale. Pour les uns c’est le feu, pour d’autres c’est l'air qui est essentiel à la vie. L'homme a besoin d'air. C'est même un facteur énergétique de sa vitalité, dont il use jusqu'au jour où, précisément, il lui faut "rendre le dernier souffle"!

Très tôt la pensée grecque a cherché à se libérer de l’influence des dieux de la mythologie. On connaît cette formule de Protagoras, philosophe du IVs. av J.-C. : “L’homme est la mesure de toutes choses”. Les dieux étant invisibles —“on ne les croise pas sur l'agora” disait Protagoras—, ils ne font pas partie des sociétés humaines. Il revient aux hommes (et pas aux dieux) de se pencher sur leurs conditions de vie pour les améliorer. L’adage de Protagoras, qui hante encore les salles d’examen ou de concours ne veut pas dire que “chacun voit midi à sa porte”, mais que l’homme, c’est moins Mr Tartemol ou Macheprot pris isolément que les hommes pris dans une société dont Mr Tartemol serait bien inspiré de prendre l’avis. En fait, tout doit être convention sociale, exclusivement sociale.

L’esprit grec s’est donc très tôt affranchi de l’influence des dieux, surtout avec les stoïciens, dont les devises seront reprises plus tard par des penseurs du XVIe et XVIIe siècle tels que Montaigne, Descartes, ou Spinoza.

 

Les Romains et la religion

Les grecs ont exporté leurs idées. Rome en a hérité. Là où Épicure (341-270) n’avait pas de mot assez fort pour dénoncer le poison de la religion, à l’origine de tous les maux, Lucrèce (98 - 55) en parle comme d’un ensemble de coutumes, de légendes et de peurs, qui se renforcent mutuellement, écrasant cependant le faible esprit humain.

Mais les Romains dans leur ensemble étaient assez fiers de leur religion. Elle marquait leur différence avec d’autres peuples. “Nous excellons, dit un sénateur, par rapport à tous les peuples par notre piété et par notre religion, et par la sagesse avec laquelle nous discernons que toutes choses sont gouvernées par la sainte volonté des dieux.” (1)

Cicéron (106 - 43 BC), lui, à l’instar de Lucrèce, doute bien de l’existence des dieux et fait de la religion une invention humaine. Mais il admet que la religion est utile. Cicéron et pressent même qu’elle peut être une nécessité sociale.

Sous la République des Césars les Romains, convaincus de l’importance de la religion, sont attachés aux coutumes et aux rites. Faire montre de religio c’est répéter des gestes précis, réglés par la Constitutio religionum (2). La pratique fidèle y est encouragée. Elle doit assurer la pax, la paix, i.e. un juste équilibre entre la cité et les dieux (3). Cicéron insiste sur la nécessité des cérémonies rituelles (religiones), qu’il faut observer pour préserver l’union qui existe entre l’homme et Dieu. Là est la religion, dans cette union. Une expression romaine établit bien le sens du mot religion, de manière précise : religio mihi est, “je me sens lié par” (4) Toute la piété romaine est là, dans le lien entre le sentiment intime, le geste cultuel, et le devoir moral. Thomas d’Aquin reprendra une définition de Cicéron dans le second volume de la seconde partie de la Somme (5), donnant à la religion d’offrir “ses soins et ses cérémonies à une nature d’ordre supérieur que l’on nomme divine.

L’idée exclusiviste de la religion

C’est en pénétrant dans l’Empire romain que le mouvement chrétien a rencontré le mot religio. Tout comme il a puisé dans le vocabulaire politique le mot “évangile”, utilisé dans les cours impériales d'Orient, ou à Rome pour désigner une bonne nouvelle pour l’Empire. Le phénomène chrétien dans le monde méditerranéen apporte une nouveauté, au niveau du message, de la pensée et de l’organisation. Ce que l’observateur repère c’est d’abord une communauté structurée —une Église—, et non pas une idée de religion. Pour l’Église primitive il s’agit d’une tout autre chose.

Ce que rapportent les premiers chrétiens, la culture philosophique du monde gréco-romain n’est pas préparée à l’entendre. Le Romain est féru de philosophie. Ce n’est pas, comme on le croit trop souvent, le soudard botté et casqué passant le plus clair de son temps sur les champs de bataille, et qui se fait vomir à ses moments perdus, au cours d’orgies mémorables, dans un lupanar. C’est l’image qu’en donnent les péplum ! Le Romain est un homme pourvu d’intelligence et épris de culture, qui tend à se pourvoir d’une tradition qui le fasse éternel. La bonne société romaine, éprise de curiosité pour les choses de l’esprit, honore ses philosophes. De nombreuses familles, et pas seulement les gens des beaux quartiers, prennent à demeure un philosophe, souvent grec ou d’Asie mineure, pour éduquer leur fils. Les Romains se piquent de philosophie. Elle est présente partout, au palais, au Sénat, dans les rues. On se préoccupe de théologie, de morale.

On parle beaucoup du Logos, terme grec qu’on traduit par le mot Verbe. Pour les penseurs romains, épris de stoïcisme, le logos, le Verbe, désigne le principe qui préside à l’organisation rationnelle et harmonieuse de l’univers. Le logos est donc à connotation divine pour les stoïciens. Que les chrétiens proclament, à la suite de l’évangéliste Jean, qu’au commencement était le Verbe, que le Verbe était Dieu, il n’y a rien là qui heurte la mentalité romaine et stoïcienne. Mais que les chrétiens prétendent que “le Verbe s’est fait chair et qu’il a habité parmi les hommes”, voilà qui s’oppose radicalement à la cosmogonie de l’époque. Un logos de chair et de sang ! On croit rêver ! Non seulement c’est un scandale pour les Juifs, qui imaginaient l’avènement du Messie sous des couleurs plus éclatantes, mais c’est une folie pour les non-juifs, que rien ne préparait à cette idée d’un dieu, juif de surcroît, mourant et ressuscitant pour sauver les hommes. L’empereur Marc-Aurèle, qui connaît le stoïcisme sur le bout des doigts, le fera savoir aux chrétiens et condamnera Justin à la pendaison “en raison de cette insupportable “déviation” dans le monde des idées” qui entraîne une véritable révolution dans la définition du divin.

La notion moderne de religion commence alors à apparaître. Jadis chaque famille romaine, chaque tribu, chaque village avait sa religion. Dès le 1er siècle le monde est divisé entre ceux qui adorent celui qu’ils appellent “le vrai Dieu” et les autres. La religion chrétienne, qui se présente comme la vraie, est un ensemble de convictions et de pratiques qui vient rompre avec les autres traditions et prétend assurer seule, exclusivement, le salut de l’homme.

L’empereur Constantin va donner un sérieux coup de pouce au christianisme, en prescrivant le respect de la liberté de la religion pour tous et par conséquent la suppression des persécutions des chrétiens. Théodose qui lui succède un demi-siècle plus tard enfoncera le clou en instaurant un État chrétien, qu’il proclame voulu de Dieu. Les choses vont dès lors très vite. Le culte païen est interdit, à Rome puis dans tout l’Empire en 392. Du coup les Jeux olympiques célébrés en 394 avec tout le decorum cultuel païen que l’on devine, et ne renaîtront de leurs cendres que quinze siècles plus tard, en 1896, sous l’initiative du Baron de Coubertin.

 

L’idée de religion chez les Pères de l’Église

Dès lors la communauté-Église est rassemblée autour d’un Credo, issu des travaux d’un Concile, celui de Nicée qui s’est déroulé en 325, au cours duquel les Pères se sont posés la question suivante : ce Jésus dont on nous a tant parlé, tellement homme peut-il être autre chose qu’un homme ? Mais en même temps tellement exceptionnel, tellement autre chose, peut-il n’être qu’un homme ?

Les Pères de l’Église proclament la venue de Dieu pour les hommes, faisant de la religion une réalité salvifique, orientée vers un salut, et eschatologique, qui porte sur les fins dernières, plutôt que politique ou civile. Ce qui se vérifie chez Augustin qui écrit que le chemin de la vie bonne est celui de l’adoration du Dieu unique, principe de tous les êtres, origine, achèvement, et cohésion de l’univers. (6) La religion pour les Pères (7) transforme les hommes bien avant que de donner un ordre à la société.

C’est dans cette tension d’un face à face de l’homme avec son Dieu que réside le caractère spécifique du fait chrétien, qui a transformé profondément la conception antique du sacré.

Voilà, grossièrement, les notions de religion dont nous héritons.

 

Gérard LEROY, le 18 août 2008

 

  • (1) De Harusp. Resp. 19. cf. Jean Bayet, Histoire politique et psychologique de la religion romaine, Payot, 1969.
  • (2) cf. Cicéron, De Legibus II, 10. Cité par M. Despland, La religion en Occident, Cerf, col. Cogitatio fidei, p. 25.
  • (3) D’après Tite-Live, VI, 41.
  • (4) Pour Cicéron le mot relegere signifie “lire une seconde fois”, en se pénétrant du sens, en étant attentif aux signes qui nous sont envoyés.
  • (5) Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa, IIae, Qu. 81, art. 1.
  • (6) cf. Augustin, De Vera Religione I, 1, DDB, 1951, p. 23.
  • (7) Justin de Rome, Clément d’Alexandrie, Jean Chrysostome de Constantinople, grégoire de Nysse, Augustin d’Hippone...