Pour Gilles et Béa, que j'embrasse

L’autorité ecclésiastique craint très tôt la modernité.

Fin XIXe s., le pape Pie IX lance un syllabus (formulaire du Vatican sur des questions à trancher) contre “les erreurs modernistes”. Les catholiques intransigeants, redoutant les novateurs, les libéraux et les démocrates, et s’irritant contre le progrès, crééent, en Espagne, un parti politique, réactionnaire et conservateur.

Jusqu’à Vatican II, ouvert en 1962 et clos en 1965, la religion et la modernité ne font pas bon ménage. Le Concile Vatican II, marque l’avènement de la maturité du christianisme et du dépôt de ses craintes de la démocratie, du progrès scientifique y compris des théories évolutionnistes, de la laïcité, de la pluralité et du dialogue interreligieux.

Depuis une vingtaine d’années le défi qui se présente non seulement au christianisme mais aux grandes religions, est soulevé par ce qu’on appelle la postmodernité, mot flou qui désigne une prise de distance avec la moderrnité et sa raison trop sûre d’elle-même, et qui concerne cette période qui a commencé avec la perte ou l’abandon de toute idéologie, marxiste en particulier. Tout cela débouche sur une réactivation du religieux sous des formes diverses qu’on retrouve principalement dans le New Âge.

Le retour du sacré se réamorce, un sacré qui peut servir aux idéologies totalitaires fomentées par des esprits faibles convaincus d’obéir à une vérité transcendantale (dieu, mythe, idéologie, ou système) et qui, au nom de cette allégeance, combattent ou massacrent ceux qui ne les suivent pas. Ceux-là sont les soldats de l’idée qui les sert. On est loin d’une déreligiosisation (le mot est de D. Hervieu-Léger). La religion est un invariant humain (ce que rappelle à plusieurs reprises R. Debray). L’homme conserve le sens du sacré. Il ne cesse de manifester ce besoin de se projeter vers un ailleurs, par delà son immédiateté quotidienne, en quête d’un affranchissement du temps, de la finitude et de la mort.

Le défi

Le défi, pour le christianisme, ce n’est pas seulement l’éclatement du religieux sous des formes diverses et sauvages, c’est aussi le nihilisme. Comment une société peut-elle s’organiser et fonctionner sans s’accorder sur un minimum de consensus, sans un partage de valeurs fondamentales ? Or, le nihilisme rejette toute valeur, tout sens, toute finalité. Le nihilisme appelle l’homme à danser la vie, à embrasser ce monde qui est beauté, innocence. L’Occident, séduit par le nihilisme nietzschéen, renoue avec ce polythéisme qui cherche à sacraliser le monde et la vie.

Face au défi, trois attitudes des chrétiens se profilent
1) La lutte pure et dure contre le modernisme, exprimée par l’adhésion à l’intégrisme;
2)  La subordination de sa religion aux temps modernes, entraînant sa dissolution, par défaut d’un statut permanent. On est prêt à brader sa religion.
3) La réinterprétation du christianisme à partir de l’Évangile fondateur.

C’est à mon sens l’attitude la plus authentique, et par conséquent celle qui sera le mieux perçue. Aujourd’hui, il s’agirait d’abord de remettre les pendules à l’heure. Et retourner au Texte fondateur, délaissant l’illusion d’y trouver sa morphine, acceptant que le relatif, la mort, le désespoir, tout cela n’aura plus jamais le dernier mot. Les  chrétiens sont comme tout le monde dans la pauvreté, la tristesse, la douleur, et d’autre part comme les croyants des autres religions, tenus pour imposteurs, ou faibles d’esprit, ou attardés, ou bercés d’illusion.

Nous sommes dans un monde sécularisé. Dans ce pays, moins de deux millions de chrétiens Français prennent le temps de prier le dimanche, et 25% accordent au repos dominical une signification religieuse, tandis que la majorité le considèrent comme un temps de retrouvailles, de promenade, ou d'overdose télévisuelle.

Aujourd’hui la fonction propre de l'Église n'intéresse plus grand monde, une Église dont la pompe n'est plus en jeu, mais dont le langage, en revanche, paraît souvent d'un autre temps, propre à la boutique, et qui oblige parfois à une étrange contorsion intellectuelle pour accorder les prêches avec nos interrogations. À cause de cela, des gens restent convaincus que c'est en escamotant le spirituel qu'ils vont intéresser les non-croyants. C'est passer à côté de l'incroyable force du message du Texte fondateur, de l’Évangile en l’occurence.

Le christianisme en Occident est aujourd’hui en crise (64% des gens se disent catholiques, 4,5% parmi eux sont fidèles réguliers aux offices). Alors, comment les croyants peuvent-ils s’adresser au monde d’aujourd’hui, allergique à tout ce qui ressemble à des bondieuseries, et qui opte péremptoirement, systématiquement, dogmatiquement pour le rejet a priori de toute parole à connotation religieuse.

Il y a bien des prédicateurs qui captent le marché. Que font-ils ? Ils s’adressent abusivement à des adolescents en difficulté (à la manière adoptée par les gens du Hezbollah), ou à des hommes et à des femmes désorientés (comme l’ont fait les apprentis totalitaires de tout poil) usant de procédés psychologiques pour déboucher sur une pseudo conversion qui résoudrait les angoisses. Et ça marche ! On a tellement envie de s’en sortir...

Ce ne sera jamais la voie de l’Évangile. L’Évangile va à l’humain. À l’humain authentique. À cet humain qui prend sa liberté en main et qui, au lieu de pleurnicher en regrettant un passé douillet, confortable, stable, essaye de reconstruire. En exerçant sa capacité dynamique de liberté, en examinant son histoire, individuelle et collective, en osant quitter les conformismes, en étant animés par le vouloir-vivre, en stimulant l’imagination prospective pour déceler dans le présent en crise tous les possibles ignorés, et orienter vers un avenir neuf.

Nous avons à être, qui que nous soyons, par-delà notre immédiateté quotidienne. Je ne cache pas que c’est difficile dans cette société qui a transformé ses consommations addictives en besoins vitaux, où notre liberté si sollicitée par une foule de stimuli qui encombrent la vie quotidienne finit par s'y épuiser et par délaisser les questions essentielles que nous partageons, qui touchent à la justice, à la liberté, au devenir humain, au sens de la vie et de la mort, au mystère de Dieu ...

Hier, l’homme pré-sécularisé, enfermé dans l’angoisse de son besoin, s’adressait à la transcendance. Il avait recours à la prière, aux Rogations, aux cierges, aux neuvaines. Aujourd’hui l’homme peut fort bien être enfermé dans la satisfaction du besoin. Cependant il ne suffit pas d’avoir assouvi ses besoins autrement que par Dieu pour être incapable de désirer Dieu d’une autre façon. C’est le grand drame spirituel de notre époque d’avoir enfermé Dieu dans la caisse à outils destinés à satisfaire les besoins et les rêves.

Comment aujourd’hui faire signe et être signe ?

Terminons par une observation. À l’aube du christianisme on prenait l’Évangile comme Événement, et l’on en déduisait l’urgence de s’aimer, l’urgence de se pardonner, l’urgence de partager.

Et puis, à partir du IVe siècle, à partir du moment où Théodose déclara que l’Empire était un Empire chrétien voulu de Dieu, on a aménagé les choses. L’Empire était chrétien. Officiellement. On a opéré des conciliations. On a aménagé la radicalité. Le christianisme s’est entiché du pouvoir politique. Au point que des mouvements contestataires sont nés, et que la vie monastique a surgi comme une protestation pour revenir à l’essentiel évangélique, à contre-courant des frasques d’une Église qui en arrivait à mener grand train, surtout vers l’An Mil. L’Église n’avait plus de quoi étonner le monde. Elle était perçue comme une force, sociale, morale et politique.

Il semble qu’en christianisme on ait eu affaire à deux sortes de chrétiens. Des chrétiens de première classe et des chrétiens de seconde classe.

Depuis le IVe siècle on ne s’en est pas remis. On a fait comme la RATP : on a abandonné les 1ères classes ! Le défi posé par la modernité aux chrétiens, c’est d’y revenir !
Et donc de revenir à l’Évangile fondateur. De s’y appuyer pour s’engager dans notre existence, avec le discernement qu’il faut pour dégager les priorités, dans un monde surarmé, où s’effondre en même temps que l’économie la justice, la morale, l’équilibre écologique, dans ce monde où le pauvre devient plus pauvre et où plus personne, à cause de la perte de la conscience morale, n'entend encore la question : “Qu’as-tu fait de ton frère ?"

 

Gérard LEROY, le 20 mars 2009