Le premier chapitre de l’exhortation du pape pose la question : « Qui est appelé à la sainteté ? » Tous !

Et pour tous la sainteté doit être accueillie comme un don, une grâce qui nous rejoint dans notre humanité pour la déployer en nous transformant. La sainteté n’est pas réservée à une élite ! Non. Elle est pour chacun d’entre nous mission sur cette terre, « pas un chemin lisse et confortable » précise le pape. « L’Église n’a pas tant besoin de bureaucrates et de fonctionnaires, que de missionnaires » (§138).

La mission est un projet du Père pour refléter et incarner, à un moment déterminé de l’histoire, un aspect de l’Évangile (§19). « La vie n’a pas une mission, elle est mission » (27).

François nous indique son cap.

Au deuxième chapitre, le pape relève deux obstacles à la sainteté. Hormis le positivisme, le nihilisme, la dictature du relativisme dénoncé par Benoît XVI, cette société est marquée par des mutations, par la mutation numérique, avec l’émergence d’Internet qui a surgi en l’absence de toute réflexion éthique préalable ; par les mutations géopolitique, l’hégémonie de l’économie, la désertification et la déforestation, la révolution génétique. À cela le pape ajoute le gnosticisme et le pélagianisme. Deux ennemis subtils. Le premier exprimant la tentation d’enfermer le christianisme dans un savoir ésotérique, élitiste et désincarné, indifférent au mystère.

Le mot « gnose », transcription du mot grec γνῶσις, signifie connaissance, mais un type de connaissance particulier grâce auquel le gnostique croit accéder au salut. Les gnostiques affluent en nombre vers les années 120-130, à Alexandrie, et sont en quête de révélations que Dieu aurait confiées à quelques uns dans le secret. On observe alors un foisonnement de doctrines ésotériques, compliquées, et surtout des déviations que l’Église réfute et contre lesquelles réagira fortement Irénée de Lyon. 

La gnose tend vers le dualisme, basé sur deux principes co-éternels, deux Royaumes opposés : celui du bien et celui des Ténèbres ou du mal. Deux issues possibles : l’entrée dans le Royaume du Père, ou bien la chute précipitée dans l’enfer.

Le pélagianisme, lui, est la tentation d’accéder à la sainteté en s’appuyant sur ses propres forces, boudant l’efficience de la grâce. « Les pélagianistes attribuent le pouvoir à l’effort personnel  » (§ 48). « Les nouveaux pélagiens, dit le pape François, manifestent une autosatisfaction égocentrique, une obsession pour la loi, la fascination pour le pouvoir, la vaine gloire » (§ 57).

Pour le gnosticisme « seule compte l’expérience personnelle … » dit le pape (§ 35). Quand au pélagianisme, François y voit « un esprit sans Dieu et sans chair, corseté dans une encyclopédie d’abstractions, en dés-incarnant le mystère » (§ 37).

La lettre du pape s’inscrivant dans une perspective théologique pastorale, s’appuie sur une vérité historique, à portée universelle. Nous sommes en effet conviés à considérer un fait historique à l’origine de la foi, un fait positif, porteur de significations. Un homme est venu, très tard dans l’histoire des hommes, il s’est interprété comme l’Événement de l’histoire. Il a rassemblé, il a soulevé des foules, il a souffert, il a été crucifié. Certains ont rendu témoignage de sa Résurrection. Invraisemblable ! Cet événement est invraisemblable. Aussi nous ne pouvons pas ne pas désirer vérifier, justifier l’identification à laquelle on se livre, et développer pour cela tout le sens critique qui convoque en permanence un dialogue entre la raison et la foi. 

Dans ce chapitre, le pape François accorde un intérêt primordial à la justice sociale. « Nous ne pouvons pas, écrit-il, envisager un idéal de sainteté qui ignore l’injustice de ce monde où certains festoient, dépensent allègrement et réduisent leur vie aux nouveautés de la consommation » (§101). Le pape pointe du doigt « … une justice tant de fois entachée par des intérêts mesquins, dans un monde où il est facile d’entrer dans les bandes organisées de la corruption, de participer à cette politique quotidienne du “donnant-donnant”, où tout est affaire » (§ 78). Et il conclut : « La justice se manifeste quand on recherche la justice pour les pauvres et les faibles » (§ 79).

Quelle valeur donne-t-on à la justice ? Kant a donné à la liberté une valeur d’ “absolu”. La culture européenne en hérite, s’interdisant de mettre en cause la liberté d’opinion, la liberté de la presse etc. C’est discutable car la liberté ne peut se justifier par la liberté. Non seulement la liberté ne se justifie pas par elle-même, mais elle est conditionnée, par le corps, par la socialité, par la temporalité, par l’histoire. L’irrationnel de la liberté ne tient pas à ses limites mais à l’infini de son arbitraire dira Emmanuel Lévinas qui a relevé le gant et dénoncé cette conception kantienne de la liberté “absolue”. 

Telle est l’éthique des chrétiens, qui usent de la liberté comme la capacité de mettre leurs talents au service d’autrui, lequel met chacun en demeure de répondre à la question : “Qu’as-tu fait de ton frère ?”.

 

Gérard LEROY, le 19 octobre 2018