Pour Bernard Schürr, en hommage amical

   Ce que révèle la situation présente c’est d’abord une crise de foi, pas celle d’un lendemain de réveillon, celle d’une foi dans l’Etat, dans les institutions, dans les partis, dans la démocratie.

Parce que ni l’État, ni les partis, dont c’est la fonction, ne se montrent capables de répondre à la précarité croissante. On se résignait jusqu’ici devant les restrictions qui s’ajoutaient aux suppressions appelées réformes. On acceptait même, voyez votre facture EDF, que soient taxées des taxes ! Un feu couvait. Normal.

Le mouvement des gilets jaunes a mis en évidence une fracture, faisant appel au rétablissement d’un minimum de justice sociale dans un pays où l’écart se creuse sans cesse entre deux France. Écoutons les slogans. Les mots traduisent l’essoufflement généré par une accumulation de contraintes fiscales écrasantes. Aux mots « écoute », « survivre » dans la « précarité » qui reviennent comme un refrain, s’ajoutent les mots « élites », « monarque », « Paris », « ruraux », « province ».

Que se passe-t-il pour qu’on en vienne à séparer une France d’ « en-haut » et une France d’ « en-bas » ? Observons le monde rural, victime d’un abandon mortifère, repérable à partir de la fermeture généralisée des commerces de proximité qui tissaient le lien social dans une petite ville. S’ajoutent la suppression de maternités et d’hôpitaux, la cessation des dessertes ferroviaires dans les gares de campagne etc.

À l’opposé, le mot « élite » proféré maintes fois, désigne ce « monde d'en haut », qui décide, qui distribue, qui légifère, mais aussi la presse, le show-biz, et tous ceux qu’un même terreau social rassemble dans les grandes villes, où tout se joue, au mépris de la désertification des zones rurales et des paysans.

Dans la France d’hier, celle d’il y a un demi-siècle, le fonctionnaire, le viticulteur, le paysan, l’ouvrier, le commerçant contribuaient au bien commun, avec leurs armes propres. Culturellement tous partageaient les mêmes goûts et les mêmes valeurs, dociles au conformisme moral. Chacun était intégré socialement, et même habité d’une espérance en l’avenir qui fait défaut aujourd’hui, et dont l’absence se fait sentir chez nos progénitures moins enclines à bâtir un futur devenu plus aléatoire.  

Les relations entre hommes et femmes, en France, s'incarnaient dans les classes moyennes et populaires. Ce qui a changé depuis une quarantaine d’années, c'est que le modèle proche, pris dans la classe moyenne, a perdu de ce qui le distinguait, et attirait, à savoir la réussite de son intégration économique et sociale. Il fut un temps, les anciens s’en souviennent, où l’on s’offrait une voiture en espérant passer pour le modèle qu’on voulait mimer ! Nous désirions devenir. Et l’on se parait, comme pour être renforcé, des attributs qui correspondaient au rang social qu’on briguait (cf. la rivalité mimétique analysée par René Girard).

Aujourd’hui, les médias, le monde politique, disent des choses qui traduisent un brin de mépris vis-à-vis de ces classes moyennes, de ces gens « qui ne sont rien », ces « sans dent » pour le dire comme nos deux derniers Présidents. Est-il encore possible de se détacher de cette condition qui, quasi-fatalement, nous assure de rejoindre la horde des laissés pour compte dont les enfants traîneront sur le bas-côté de l’histoire ? 

On assiste aujourd’hui à une sécession des élites, que l’opinion associe aux ultra-riches, aux bourgeoisies de droite comme de gauche, de ce monde « d'en haut ». Tout cela s'est fait suivant la mise à l'écart des catégories populaires, avec des logiques économiques qui abandonnaient la préoccupation sociale. On se replie dans l’entre-soi, tenant l’autre à l'écart, loin des mégalopoles, des lieux de pouvoir économique et culturel.

Les fractures sociales révèlent la division de deux France, celle d’en-haut et celle d’en bas, l’adulée et l’ignorée, l’agricole qui respire la terre et celle du bitume, qui vocifère, celle de l’ISF et la France SDF, celle qui souffre et celle qui sent le souffre.

Mais qu’on ne s’attende pas à ce que soit mise à l'écart la minorité des exclus. Il y a entre eux des solidarités qui se tissent. La société n'a pas disparu. Elle n'est plus exclusivement représentée par « les élites », ce que les partis populistes savent bien exploiter, attisant les demandes du « peuple ». C’est un jeu d’enfant. Marx leur avait expliqué comment faire. La faute des gouvernants relève parfois de leur suffisante fatuité qui attribue à leur pensée théorique le primat sur la praxis. Et tout le monde en pâtit. 

 

Gérard Leroy, le 12 décembre 2018