Pour Gilbert Balavoine

 

 

   Lorsque naît John Locke, en 1632, près de Bristol, la Grande-Bretagne entame l'une des périodes les plus tumultueuses de son histoire.

Jeune étudiant à Oxford, John Locke s'intéresse aux sciences et particulièrement à la médecine. Il est amené à soigner un certain lord Ashley, futur comte de Shaftesbury et se lie avec lui. Initié à la vie politique il s'intéresse également à la philosophie, celle de Descartes en particulier. C'est un touche-à-tout, qui se fait instruire de la physique, de l'économie politique, etc.  

 

 L'angleterre dans la tourmente

 Au XVIIe siècle, l'histoire de l'Angleterre est marquée par des luttes intestines provoquées par les tentatives absolutistes des Stuart. Ces souverains qui régnèrent sur l'Écosse puis sur l'Angleterre veulent unir la religion et l'État dans la construction d'une monarchie dont ils rêvent.

L'Église anglicane (née cent ans plus tôt lors de la rupture d'Henri VIII avec Rome) doit faire face aux presbytériens renvoyés à leur puritanisme par le roi Jacques 1er qui impose une seule doctrine, une seule discipline, une seule religion.

C'est alors qu'on voit naître la première église baptiste anglaise, laquelle se pose en faveur de la séparation de l'Église et de l'État, ce qui n'est pas du goût des Stuart. Les puritains réclament la stricte observance dominicale, jusqu'à la suppression des jeux sportifs le dimanche. Le pouvoir royal s'y oppose par la publication d'un Book of Sports. L'affaire fait grand bruit !  Les presbytériens s'acharnent à défendre l'orthodoxie protestante, mettent l'accent sur le droit divin des évêques et plaident même pour le retour à certains rites catholiques. La crainte d'un rapprochement avec Rome oriente bien des esprits vers des sectes dissidentes

L'anglicanisme réprime. Les pasteurs suspects sont écartés, certains sont condamnés. Nombreux commencent à fuir le royaume. Dès 1640 la révolte gronde. Les adversaires de l'église anglicane épiscopalienne durcissent leur position. La première Révolution leur donne l'occasion d'une large revanche.

Onze évêques vont payer le massacre de plusieurs milliers de protestants dans l'Ulster. Charles 1er, de la Maison des Stuart, qui les rejoint en prison, est exécuté en 1649.

Les antiépiscopaliens triomphant rétablissent leur système. Les ornements des églises et même les orgues sont interdits. Voilà qui ne plait pas à tout le monde. À commencer par les tenants des sectes nouvelles et égalitaires.  En 1649 Cromwell parvient à signer la fin d'un système religieux national. Le clergé est épuré. La liberté est accordée à toutes les sectes protestantes, parmi lesquelles les Quakers, persuadés que la lumière intérieure est supérieure aux dogmes, se font les apôtres d'un mysticisme exacerbé, ou encore les millenaristes  qui viennent annoncer la fin du monde prochaine.

À la faveur du rétablissement de la hiérarchie anglicane, en 1660, les persécutions reprennent. Les Quakers sont jetés en prison. Les dissidents fuient vers l'exil. La suspicion des Stuart oblige John Locke à quitter le pays pour Montpellier. Revenu un temps en Angleterre il doit à nouveau s'exiler à la suite de la réaction tory en 1682, aux Pays-Bas cette fois, pour s'y cacher.

Vingt ans plus tard, l'Église anglicane n'a toujours pas réussi à mater la résistance que lui opposent les dissidents. Jacques II est déposé. Avec l'avènement du protestant Guillaume d'Orange et de son épouse Marie commence véritablement, sur le plan ecclésiastique, "l'Angleterre moderne" (1). Grâce à l'arrivée au pouvoir du protestant Guillaume d'Orange qui tenait Locke en grande estime, ce dernier peut alors rentrer définitivement au pays. Le talent de notre philosophe se porte sur deux domaines. Celui de la connaissance d'abord, dont il étudie les fondements, l'étendue et les limites. Sur le plan épistémologique, Locke considére que toute connaissance vient de l'expérience. Il réfute l'innéité des idées et lie la connaissance à la sensation. L'expérience est au départ du savoir et s'accompagne de la réflexion dont le champ d'application se limite au réel. On peut dire que J. Locke est un empiriste.

Le Parlement adopte l'Acte de Tolérance en 1689, autorisant non seulement les lieux de culte propres à tous ceux qui adhèrent au dogme de la Trinité, mais encore que tous les non conformistes emploient leurs propres professeurs et leurs propres prédicateurs. L'Acte de Tolérance exclut cependant  formellement les catholiques et à partir de ce moment-là, la belle époque de Marie Tudor qui avait vu le royaume tout entier rejoindre la foi catholique, s'éloigne. Le protestantisme devient nettement majoritaire en Angleterre à la fin du XVIIe siècle.

Après la mort de Cromwell la question demeure : comment trouver la paix publique entre le Roi monarque et le peuple ? Comment Dieu mène t-il les hommes ? Par ses lieutenants ? Ou par l’esprit qui guide chacun des membres du peuples ?  C'est alors que Locke déploie son génie dans le domaine de la politique. Opposé à l'absolutisme, donc aux théories de Thomas Hobbes, il considère les institutions politiques comme nécessaires à la sauvegarde des droits naturels de tout individu. Ces droits naturels inaliénables sont la liberté et la propriété des biens.

 

Aux origines du libéralisme

La pensée de Locke s'organise autour d'un pincipe : la liberté individuelle, laquelle doit être garantie par une autorité. À l'opposé de T. Hobbes, Locke prêche que l’homme à l’idée de bon sens moral. C'est toujours en contradiction avec Hobbes que Locke refuse d'abandonner les droits de chacun à un seul individu, et préfère qu'ils soient remis à une communauté à qui revient le pouvoir absolu.

Locke cherche une solution qui tienne compte de la nature humaine. Pour lui la nature de l’homme est la même qu’au XVIIIe siècle : soumis à un malheur, réparable. Dieu est assez sage pour avoir donné à chacun de quoi assurer sa subsistance et son salut. L’homme créé par Dieu est doué de raison. Les hommes sont libres, égaux et indépendants. Ce bel équilibre est rompu par les passions des hommes. Les hommes doivent donc quitter leur état de nature (dont Hobbes disait que c'était la guerre), et consentir entre eux de la nécessité d'un pouvoir politique où le pouvoir naturel est remis aux mains de la société.

Chaque homme étant à ses yeux avant tout responsable devant Dieu, Locke réfléchit à leur capacité, et à la manière qu'ils pourraient adopter pour y parvenir, de vivre en paix. L'angleterre en a bien besoin.

 Locke ayant mal vécu (il a été ruiné) les troubles religieux entre 1641 et 1689, il s'interroge sur les devoirs et les limites de l'État, dont le pouvoir doit être arrêté par la liberté de la conscience. Pour Locke, l'État ne devrait pas intervenir sur les consciences religieuses. C'est la tolérance qui doit dicter, d'après lui, les devoirs de l'État vis-à-vis de l’Église; c'est encore la tolérance qui doit dicter les devoirs de l'Église vis-à-vis de l’État. Somme toute, Locke est en faveur de la séparation des deux “règnes”.

De plus, l’État qui s’origine dans la société en dépend. L’État n’est pas le souverain de la société; il est sa fonction. Si bien que l’État doit être soumis au contrôle de la société. Le pouvoir étatique garantit ainsi les droits naturels de l'homme en donnant le primat à l'intérêt général par delà les passions et les élans égoïstes. Il ne peut y avoir d’État sans consensus.

Si chez Locke comme chez Hobbes, les individus sont libres et égaux, et si tous les deux entrevoient la nécessité d’un pacte fondateur de l’état public, Locke se distingue radicalement de Thomas Hobbes en adoptant le principe de résistance légitime du peuple vis à vis du pouvoir.

 

"Two Treatises of Government" - Les deux traités du gouvernement civil  

En 1690, Locke rédige deux traités, sorte d'essai consacré la légitimité de tout gouvernement politique et aux problèmes conséquents. La fragilité de la "monarchie constitutionnelle" relève en grande partie de la logique héréditaire sur laquelle se fonde l'autorité politique. John Locke tente alors d'établir les principes d'un gouvernement légitime, examinant au passage les conditions de dissolution d'un gouvernement qui se serait rendu illégitime et que dénoncerait le peuple qui attend du gouvernement qu'il corrige les injustices liées à l'état de nature de l'homme.

Il commence par examiner les causes principales de la désagrégation d'un gouvernement civil, laquelle relève de la volonté arbitraire du Prince au mépris des lois, à l'encontre du fonctionnement du pouvoir législatif (le pouvoir suprême), ou bien à cause de la modification arbitraire des règles électorales. Si l'on ajoute l'asservissement du peuple par des forces étrangères, Locke a fait le tour des obstacles qui peuvent paralyser un gouvernement civil.

S'appuyant sur l'état naturel de l'homme qui fait que tous les hommes sont égaux, libres et indépendants, Locke évite —et en cela il s'oppose à Hobbes— de calquer l'ordre politique sur l'état de nature. Pour mieux protéger ce que nous avons tous naturellement J. Locke propose que le gouvernement soit un correctif à l'état de nature égoïste de l'homme, porté à s'innocenter de toutes les dérives dont il est capable, et de ce fait à être peu équitable. Le gouvernement permet ainsi de mieux protéger les droits naturels de chacun sans qu'aucun nuise à autrui.

Le pouvoir législatif, coordonné au pouvoir exécutif, peut alors être exercé par tous, sous le regard et le contrôle de tous. Le pouvoir doit donc passer par le consentement. La souveraineté politique se fonde alors, et ne peut se fonder que, sur des accords contractuels entre les hommes.

Sa philosophie est reconnue comme se plaçant à l'origine du libéralisme en vertu de ce que Locke considère le sujet doté d'une liberté qui constitue un droit inaliénable. La liberté individuelle, la propriété individuelle, la sécurité des personnes, tout cela doit être garanti par un État libéral.

N'allons pas pour autant croire que cet État est admis à mettre son nez sur tout et qu'il peut s'autoriser à réglementer les biens propres à chacun. Autrement dit l'État se tient à distance de la société civile et ne prend de décisions que celles qui relèvent de l'intérêt général.

Ce qui laisse aux lois du marché, qui tendent d'elles-mêmes à l'équilibre, toute liberté. On est ici radicalement à l'opposé de l'absolutisme justifié par Hobbes qui rend seul le souverain capable de gouverner.

Les travaux de John Locke ont eu une influence déterminante, non seulement sur les philosophes des Lumières, mais aussi sur les pères fondateurs américains dont la Déclaration d'Indépendance des États-Unis (1776) s'inspirera.

 

 

 Gérard LEROY

  •  (1) expression d'E. G. Léonard, citée par Roland Marx,Histoire de la Grande-Bretagne, ed. Perrin, coll. tempus 2004, p. 155.